31 mars 2006

Brouillard

Dans les rues désertes se faufilent des silhouettes vagues. Elles surgissent de la nuit blafarde, des lambeaux de brouillard accrochés dans les cheveux, et disparaissent dix pas plus loin, englouties par des fumées mouvantes, épaisses comme un vin liquoreux. De loin en loin on distingue la lueur vacillante d’un lampadaire. Des ombres fugitives grimpent le long des arbres et des façades. Tapies derrière des volutes denses, elles guettent, de leurs yeux pleins de meurtre et d’abomination, le passant égaré.

Les gens d’ici le savent : le brouillard est assassin. Frappez à chaque porte, toquez à chaque volet. Partout si l’on consent à vous ouvrir, on vous racontera des histoires de passants poussés dans les docks, d’enfants égarés sur les quais, de femmes parties et jamais revenues. Ce ne sont pas des légendes. Le brouillard mange les hommes ou les rends fous.

Un couple surgi de nulle part avance enlacé. Derrière le rideau de ses cheveux, la femme jette des regards furtifs aux ombres pelotonnées au ras du sol. Elle porte un manteau de fourrure grise, boutonné haut, dans lequel elle enfonce son menton.
L’homme la sert un peu trop. Il faut qu’elle avance de guingois, en équilibre précaire sur ses talons qui glissent sur les pavés mouillés. Lorsque les pans de son manteau s’écartent, on devine l’ourlet d’une jupe de satin élimé, derrière le genou. Les mailles relâchées laissent apparaître une bande de peau claire.

L’homme est grand et lourd. De son feutre mou émergent des mèches grasses, réunies sur la nuque par un ruban de velours. Le drap noir de sa longue redingote est, à hauteur des épaules, constellé de pellicules que, de temps en temps, il époussette du plat de la main. A l’annulaire gauche, il porte une large chevalière, et, au poignet, une gourmette clinquante. Il ne pense pas. Il sent, à travers le méchant tissu du manteau de la femme, les replis de chair qui ondulent sous sa main.

Ils avancent et tanguent, en grimpant le pont au-dessus de la voie ferrée, là où le brouillard rampe au ras du sol.
Un talon de la femme se dérobe. Dans la chute, la main de l’homme effleure un bourrelet à la taille. La femme pousse un juron étouffé et reprend sa route en boitillant.

L’enseigne de l’hôtel illumine de bleu le quai, de l’autre côté du pont. Les marches sont glissantes et la descente périlleuse. L’homme porte la femme plus qu’il ne la soutient. Elle peine à avancer, demande à s’arrêter un instant, au bas du pont. Loin des regards.
Il glisse sa main sous son manteau, prend dans sa paume, un sein lourd. Le brouillard les a rejoints, les enveloppe, les caresse.

La femme attire à elle le visage de l’homme. Leurs bouches exhalent des nuages sales qui se mêlent et les aveuglent. Leur baiser est un long frisson.

Avec lenteur, avec application, la femme avale les lèvres de l’homme, son visage, son cœur, et l’homme tout entier. Quand les pieds agités de soubresauts disparaissent enfin, aspirés par la bouche glaciale, l’écran blanc de la brume se referme, livide comme le ventre d’une vieille chienne.

Ici, le brouillard mange les hommes ou les rends fous…


From Anna Maria B.

3 Comments:

Anonymous Anonyme said...

Moi le brouillard excite mon imagination. c'est un rideau d'eau d'ou peuvent sortir, potentiellement, l absolu d'une Mort, de Dieu, finalement la Jouissance. Le brouilard m excite.

9:34 AM  
Blogger Dragibus Rinpoché said...

revival 80's oniris, au fait tu sais, le brouillard dans les nighte-club, bah c'est pas du vrai..... m'enfin ça t'excite quand même tout ça!
j'aimerais bien me faire avaler comme ça aussi, mais pas par du brouillard!

10:03 AM  
Anonymous Anonyme said...

Pour moi le brouillard est un monstre qui dévore sans bruit puisque il ecrase les sons. Il est aussi une chose sans forme et multiforme qui se déforme de sa propre volonté.

Dragibus : Oui je n'en doute pas lol.....

10:52 AM  

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